gilbert quélennec on Mon, 19 Feb 2007 14:29:06 +0100 (CET)
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[nettime-fr] ACRIMED: A lire : On achète bien les cerveaux. La publicité et les médias (extrait)
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A lire : On achète bien les cerveaux. La publicité et les médias
(extrait)
Marie Bénilde
Publié le mardi 13 février 2007
Nous publions ci-dessous, avec l’autorisation de l’auteur et de
l’éditeur, un extrait de On achète bien les cerveaux. Médias et
publicité, par Marie Bénilde, Raisons d’Agir, 15 février 2006, 6
euros, isbn : 978-2-912107-31-2. (Acrimed)
À la télévision comme à la radio, les intérêts croisés des agences de
publicité et des médias se vérifient au quotidien à l’institut privé
de mesure d’audience Médiamétrie, qui fêtait son vingtième
anniversaire en 2005. Vingt ans de Médiamétrie, c’est aussi deux
décennies de décervelage à coups d’Audimat, de parts d’audience et de
durée d’écoute au service de « clients qui sont aussi nos
actionnaires », comme le rappelle sa présidente, Jacqueline
Aglietta. Fabricant exclusif de chiffres d’audience à destination du
marché publicitaire, Médiamétrie tient dans sa main tous les médias
audiovisuels représentés à son conseil d’administration et dans son
capital : 35 % pour les télévisions (France Télévisions, TF1, M6,
Canal Plus) ; 35 % pour les agences de publicité, les centrales
d’achat d’espace et les annonceurs (Publicis, Havas-Euro RSCG, Carat,
DDB Needham, FCB, l’Union des annonceurs) ; 30 %, enfin, pour les
stations de radio (Radio France, Europe 1, RMC, RTL) ainsi que
l’Institut national de l’audiovisuel.
Depuis 1985, cet organisme « interprofessionnel » créé à l’initiative
des pouvoirs publics sert de caution à des directeurs de programmes
en panne d’inspiration - l’indigence de leurs « contenus banalisés »
a fini par inquiéter jusqu’au Commissariat général au Plan. En 2003,
afin d’affiner l’adéquation entre les programmes diffusés et la cible
publicitaire visée, Médiamétrie crée TV Performances, un outil qui
vérifie si le profil des téléspectateurs d’un programme correspond
bien au public souhaité [1]. Qu’une émission déborde de sa cible de «
ménagère de moins de 50 ans » ou de « responsables d’achat de 35-50
ans », et elle est immédiatement corrigée.
LA PRESSE OU LE MÉLANGE DES GENRES
La presse écrite ne dispose pas encore de Médiamat. Cela ne l’empêche
pas de vendre en gros ses lecteurs aux annonceurs. On fixe leur
valeur au moyen d’études d’audience baptisées « Audience et étude de
la presse magazine » (AEPM), « Ipsos France cadres actifs » ou Epic.
L’audience, qui bénéficie des effets de notoriété des grands titres
des médias, est un critère fondé sur le taux déclaratif de lecture,
beaucoup plus avantageux pour les supports de publicité : un
quotidien comme Libération, dont la diffusion payante moyenne ne
dépasse pas 135 000 exemplaires, se targue d’une audience supérieure
à 800 000 lecteurs en 2005. Cette même année, selon l’Office de
justification de la diffusion (OJD), ventes et abonnements des
journaux grand public ont encore baissé de 2,1 %. Plutôt que de
chercher les causes profondes de cette désaffection, les éditeurs de
presse se tranquillisent en regardant gonfler leur portefeuille
publicitaire. En 2005, la publicité dans la presse mondiale a
augmenté de 5,7 %, selon l’Association mondiale des journaux. En
France, les temps sont cependant plus durs, comme l’atteste la faible
progression de ces mêmes recettes en 2005 (+ 1,1 % selon l’Union des
annonceurs). En matière d’investissements publicitaires, Internet et
la presse gratuite commencent à tailler des croupières aux journaux
payants.
Aussi est-il de plus en plus nécessaire de montrer patte blanche si
l’on veut convaincre les entreprises et leurs courtiers en publicité
d’annoncer dans la presse. Il ne suffit plus, en effet, de mettre en
tête de gondole des rubriques comme « Les choses de la vie » (Le
Nouvel Observateur), « Art de vivre » (Le Figaro), « Tendances
» (L’Express) ou « Rendez-vous » (Le Monde). Même les suppléments
high-tech, montres, luxe ou mode ont un air de déjà-vu : ils suintent
le piège à pub. Il faut donc montrer aux publicitaires qu’on les
aime. On peut, comme L’Équipe en 2004 ou Vogue en 2006, recruter
directement son patron - respectivement Christophe Chenut et Xavier
Romatet - dans l’agence de pub DDB. Ou, comme Prisma Presse (Capital,
Femme actuelle, VSD), débaucher Fabrice Boé chez l’annonceur L’Oréal
pour succéder, en juillet 2005, à l’ancien journaliste Axel Ganz à la
tête du groupe de presse. En mars 2006, le nouveau patron exigeait de
ses rédactions que tout projet d’ouvrage écrit par un collaborateur
de Prisma Presse lui soit soumis à l’avance, qu’il ne comporte «
aucune orientation ou interprétation politiques » et qu’il ne mette
pas en cause « l’un quelconque des partenaires ou annonceurs
publicitaires » du groupe [2].
Des dirigeants aux ordres du marché, un ton résolument positif
propice aux pages de publicité, une nouvelle école de journalisme à
Sciences Po qui intègre dans son cursus « la capacité à attirer la
publicité » : la presse ne sait plus quoi inventer pour se vendre
aux annonceurs. La plupart des titres économiques ou généralistes se
sont dotés de pages consacrées aux médias, au marketing et à la
publicité. Leur fonction ? Installer une courroie de transmission
avec le monde forcément passionnant de la « communication ». Le
Figaro, créateur en 1987 d’une page quotidienne réservée à « la vie
des médias et de la publicité », vite relayée par une émission clone
sur LCI et TF1, a poussé très loin cette sorte de compromission
institutionnelle. La rubrique offre un traitement hyperbolique à une
actualité professionnelle (comme l’obtention des budgets d’achat
d’espace publicitaire) qui ne présente pas le moindre intérêt pour un
lectorat grand public.
Un exemple, parmi tant d’autres : le feuilleton de l’irruption du
matamore Vincent Bolloré, en juin 2005, dans l’arène d’Havas. La
presse expliqua d’abord que le remplacement de 4 des 18
administrateurs de cette grosse agence était censé bouleverser les
règles du capitalisme hexagonal. La grande affaire fut ensuite de
savoir qui prendrait la place du taureau terrassé Alain de Pouzilhac,
feu président d’Havas et désormais patron de France 24. Dès lors, la
dernière page saumon du Figaro entretenait un suspense insoutenable
autour de la nomination attendue du patron de l’agence TBWA Worldwide.
Le 23 juin, un gros titre nous apprend que « Jean-Marie Dru souffle
le chaud et le froid » puis, le lendemain, que « Dans sept jours,
Jean-Marie Dru dira s’il prend la tête d’Havas ». Finalement, c’est
Le Monde qui fut l’auteur d’un scoop digne du Watergate avec une
interview du dénommé Dru aussi efficace qu’une révélation de campagne
publicitaire : « Il y a un challenge formidable chez Havas mais je
reste chez TBWA [3]. » Pour les journalistes du secteur, il vaut
mieux accepter de se prêter à ce genre de facéties sous peine d’être
désavoués par leur direction. En février 1998, une rédactrice fut
ainsi licenciée du Figaro pour « inaptitude à se plier aux exigences
rédactionnelles d’un quotidien grand public ». Son crime ? Avoir
déplu à Maurice Lévy, président de Publicis. À la faveur du récit de
l’OPA ratée de cette société sur le groupe américain True North, la
journaliste avait laissé entendre que ce grand patron influent
profitait du conflit d’héritage opposant deux actionnaires de
Publicis, Élisabeth Badinter et sa soeur, pour récupérer des actions
« à titre personnel ». Maurice Lévy a bien sûr démenti toute
implication dans ce limogeage ; et le tribunal des prud’hommes a
condamné Le Figaro, le 8 octobre 1998, pour licenciement abusif.
L’emprise de l’agence Publicis sur une bonne partie de la presse
tiendrait-elle à ses multiples imbrications capitalistiques ? Présent
à 49 % dans la régie publicitaire d’Europe 1, du Monde et de
Libération, le groupe de Maurice Lévy a trouvé le moyen d’étendre sa
domination, via sa filiale Médias et Régies Europe, en s’alliant avec
Lagardère. Cette société holding de Métrobus, bien connue des antipub
pour les procès qu’elle leur a intentés à la suite de leurs
barbouillages dans le métro, fédère les intérêts croisés des groupes
Publicis, Lagardère, Le Monde et Libération.
Le Monde société anonyme est ainsi pris entre deux mâchoires : celle
du lion de Publicis, à qui il doit 12 millions d’euros sous forme
d’obligations transformables en actions, et celle de Lagardère, qui a
injecté dans ses comptes 25 millions d’euros en 2005 en échange de 17
% du capital du Monde SA - sous réserve d’une entente entre les
régies publicitaires. « Avec le groupe Lagardère, des accords
publicitaires ont été mis en place notamment entre Interdéco, la
régie d’Hachette Filipacchi Médias (du groupe Lagardère), et Publicat
pour la partie magazine, et entre Régie 1, la régie d’Europe 1, et Le
Monde Publicité pour le quotidien », a précisé Jean-Marie Colombani
dans La Tribune (30 juin 2006). Autrement dit, Europe 1, Le Monde,
Télérama, La Vie, Courrier international, Le Journal du dimanche, La
Provence, Nice Matin, Le Midi libre, Paris Match, Elle et Libération
ont désormais partie liée avec Publicis, Lagardère Publicité et la
régie publicitaire des magazines d’Hachette. « L’idée est d’avoir un
retour sur investissement à travers les régies publicitaires », a
prévenu Arnaud Lagardère devant les analystes financiers inquiets
d’un investissement peu rentable dans le groupe Le Monde, qui
accumule les pertes financières.
En 1992, un livre blanc des journalistes du Figaro dénonçait déjà une
« confusion entre rédaction et publicité qui contraint des confrères
à citer dans des articles des annonceurs du journal et à signer des
portraits-interviews entièrement réalisés par les commanditaires avec
l’accord des gestionnaires du journal [4] ». Membre du comité
d’éthique du Medef et directeur de la rédaction du journal de Serge
Dassault, Nicolas Beytout se flatte d’avoir assaini les relations
avec les annonceurs. « Le titre doit être complètement indépendant de
la publicité, des groupes de pression, mais cette indépendance est
aussi permise par sa capacité à gagner de l’argent [5] », déclarait-
il à son arrivée. Un an plus tard, nul ne sait si quelques dizaines
de journalistes du Figaro travaillent encore aux « piges
publicitaires » de quelque 60 guides hors série rémunérées par la
régie Publiprint au tarif du feuillet journalistique [6]. On sait en
revanche qu’à l’approche des fêtes les rotatives continuent de
cracher des catalogues « attrape-pub » ponctués d’articulets plus ou
moins élogieux en fonction de l’importance du budget publicitaire
(350 pages pour le « Spécial cadeaux » de Noël 2004). Quant aux pages
« immobilier », elles sont encore garnies d’interviews de
complaisance bien faites pour gratifier les gros pourvoyeurs en
annonces. Le nouveau patron de la rédaction a cependant poussé
l’exigence déontologique jusqu’à faire figurer l’énigmatique et très
discrète mention « Rubrique réalisée par Publiprint » sous un «
article », par exemple, financé par le Salon de la copropriété et
signé d’un certain Thierry Veyrier sur « Les conséquences de la
nouvelle donne » des copropriétaires [7].
L’actionnaire Dassault se montre tellement soucieux de bien faire au
Figaro qu’il a confié son œuvre moralisatrice à un directeur général,
Francis Morel, condamné à quinze mois de prison avec sursis pour
avoir, en 1993, cédé à un prix sous-évalué un bien immobilier des
Éditions mondiales (dont il était le PDG) à une société dont il était
le propriétaire. Une condamnation confirmée en cassation en 2003 mais
qui, selon Marianne, n’a pas empêché le même Morel de faire réaliser
les travaux d’aménagement des locaux du Figaro par une société dont
il était, la veille de son arrivée, l’administrateur [8].
De tels agissements ne sauraient avoir cours au Monde : le quotidien
publie depuis quelques années un Livre de style, synthèse de ses
principes qui le pose en parangon de la déontologie journalistique.
Mais le « style » du Monde consiste aussi à faire paraître des
suppléments publirédactionnels sur les montres, la « vie au féminin »
ou des destinations touristiques. Financés par des agences de
voyages, ces derniers regorgent d’articles avenants signés par des
auteurs inconnus de la rédaction du Monde et rétribués par des tiers.
Le 13 octobre 2005, un supplément intitulé « Objectif régions » était
inséré dans le quotidien, avec tous les attributs d’un vrai contenu
rédactionnel : un éditorial, des articles signés, une mise en page
soignée. Seule une mention entre parenthèses - de 1 millimètre de
hauteur, soit une taille trois fois moins importante que le corps des
caractères utilisés dans les articles -, trahissait la véritable
nature du produit : « publicité ». Le journal « de référence »
propose régulièrement à ses lecteurs des cahiers de 8, 12 ou 16 pages
à la gloire d’États étrangers aussi irréprochables que le Togo, la
Tunisie, la Malaisie, la Bulgarie, l’Éthiopie, l’Algérie, la
Mauritanie, etc. Au total, comme l’ont rapporté Pierre Péan et
Philippe Cohen dans La Face cachée du Monde, une cinquantaine de ces
suppléments dithyrambiques ont été publiés sous le label InterFrance
Media entre 1999 et 2003. La technique est aujourd’hui connue : un
VRP-journaliste se présente - faussement - au nom du Monde, ou tout
au moins pour le compte d’une agence travaillant pour lui, afin
d’inviter un gouvernement à faire valoir son point de vue, lequel
sera fidèlement reproduit et « rentabilisé » grâce à la publicité
récoltée localement auprès d’entreprises amies des autorités en
place. Le journal se dédouane en affirmant que le supplément publié
dans ses pages n’engage pas la rédaction du Monde puisque cette
dernière n’a pas participé à l’élaboration de son contenu.
C’est pourtant bien en profitant du crédit de ce « fleuron de la
presse mondiale », « le plus lu et le plus influent des journaux
hexagonaux à l’étranger », pour reprendre l’argumentaire
d’InterFrance Media cité par Péan et Cohen, que l’agence de
communication vend une image d’intégrité à des États désireux de
faire la promotion de leur régime ou même de répliquer à des articles
défavorables publiés dans les colonnes du quotidien.
Comme l’écrit le médiateur du Monde, Robert Solé, le 10 mai 1999, «
la question est de savoir si [cette forme de communication] ne porte
pas atteinte à l’image d’un journal attentif au tiers-monde et
soucieux de vérité ». La « charte publicitaire » publiée dans le
Livre de style du Monde stipule pourtant que « toute formule du type
“publireportages” ou “pages spéciales offertes” destinées à mêler
contenu rédactionnel et contenu publicitaire est proscrite, tant dans
Le Monde que dans les suppléments du Monde ». Mais comment renoncer à
une manne estimée à 1 ou 2 millions d’euros par an ? Selon les
auteurs de La Face cachée du Monde, Interfrance Media est un « faux
nez » de l’agence Noa, spécialisée dans la conception de pages de
publicité rédactionnelle destinées à des médias réputés comme
EuroNews, Paris Match, USA Today, Time, Sunday Telegraph et, bien
sûr, Le Monde.
De tels écarts peuvent paraître mineurs. Ils témoignent tout à la
fois d’une volonté des annonceurs de s’immiscer dans le contenu des
médias et de la proximité des journaux avec ceux qui les financent.
Face à ce qui apparaît comme un moindre mal, une bonne partie des
journalistes demeurent apathiques, chacun se résignant à ce que son
journal soit aussi un support de publicité. Il en va, expliquent les
directions, de la santé économique de leur média ; laquelle
détermine, par ricochet, la pérennité de leurs emplois. Mais, en
utilisant les codes de l’expression journalistique afin de légitimer
leur discours, notamment dans la presse féminine, les annonceurs
contribuent à décrédibiliser le journalisme. Au risque d’entacher un
peu plus la confiance qu’accordent les lecteurs à leurs journaux.
Marie Bénilde, On achète bien les cerveaux. Médias et publicité,
Raisons d’Agir, 15 février 2006, 6 euros, pp. 65 à 73.
_________________________________________________
[1] Le Monde radio-télévision, 3-4 juillet 2005.
[2] 20 Minutes, 21 mars 2006.
[3] Le Monde, 30 juin 2005.
[4] Le Canard enchaîné, 22 avril 1992.
[5] Le Monde, 2 octobre 2004.
[6] Marianne, 12 février 2005.
[7] Le Figaro, 5 octobre 2005.
[8] Marianne, 12 février 2005.
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