Louise Desrenards on Tue, 12 Oct 2004 09:53:49 +0200 (CEST)
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[nettime-fr] Je devrai errer seul...(Derrida sur Deleuze lui et les autres)
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Chose promise chose faite.
Rapidement traduit de l'anglais (non
relu, pas le temps)
ce texte fut écrit (s'agit-il plutôt
d'un entretien ?) au moment de la disparition de Deleuze...
A+
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Je
devrai errer seul...
Jacques Derrida
Trop à dire et
je n'ai pas le coeur pour cela aujourd'hui. Il y a trop
à dire de ce qui nous
est arrivé ici, de ce qui m'est arrivé à moi aussi, avec
la mort de Gilles
Deleuze, avec une mort que nous avons crainte sans doute
(le sachant si
malade), mais tout de même, avec cette mort ici (cette
Mort-ci) cette image
inimaginable, dans son évenement, qui irait
approfondir toujours plus loin,
si c'était possible, la douleur infinie d'un
autre événement.
Deleuze
le penseur est, par dessus tout, le penseur de l'événement et
toujours de cet
événement ici (cet évenement-ci). Il est resté le penseur de
l'événement du
commencement jusqu'à la fin. J'ai relu ce
qu'il a dit de l'événement, déjà en
1969, dans un de ses livres les plus
célébrés, "la Logique de Sens". Il cite
Joe Bousquet ("à mon inclination
pour la mort," a dit Bousquet, "qui était un
échec de la volonté") ; puis il
continue : "de cette inclination à ce regret,
il n'y a, dans un certain
respect, aucun changement sauf un changement de
la
volonté, une sorte de saut sur place du corps entier
qui échange son
organique devenir pour un spirituel devenir.
Maintenant, cela ne présume pas
exactement de ce qui arrive, mais
quelque chose 'enquoi' - qui arrive -,
quelque chose encore pour venir qui
serait compatible avec ce qui arrive,
conformément aux lois d'une conformité
obscure, pleine d'humour :
L'Événement. C'est dans ce sens que 'l'Amor
fatiis' fait un avec la lutte des
hommes libres " (On devrait le citer sans
cesse).
Il y a trop pour
dire, oui, selon le temps qui m'a été donné, avec plusieurs
de ma
"génération", de partager avec Deleuze ; pour la bonne fortune,
j'avais pensé
lui adresser des remerciements en pensant à lui.
Depuis le commencement tous
ses livres (mais par dessus tout Nietzsche,
"Différence et Répétition", "La
Logique de Sens") ont été pour moi non
seulement, bien sûr, des provocations
à penser, mais chaque fois, la troublante,
la très troublante - si troublante -
expérience d'une proximité ou d'une affinité presque
totales dans "les
thèses" - s'il est possible de le dire - par des distances
trop évidentes
dans ce que j'appellerais, faute de mieux, "le geste", "la
stratégie", "la
façon" : d'écriture, de conversation, peut-être de lecture.
En ce qui
concerne "les thèses" (mais le mot ne convient pas) et
particulièrement la
thèse concernant une différence qui n'est pas
réductible à l'opposition dialectique, une
différence "plus profonde"
qu'une contradiction (Différence et Répétition), une
différence dans
l'affirmation joyeusement répétée ("oui, oui"), le fait
de tenir compte du
simulacre, Deleuze reste sans doute malgré tant de
dissemblances, celui dont
je me considérerai toujours le plus proche parmi
toute cette "génération". Je
n'ai jamais ressenti "l'objection" la plus
légère surgir dans moi, même pas
une virtuelle, contre n'importe lequel de
ses discours, même si je me suis
fait une occasion de
bougonner contre telle ou telle proposition dans
"L'Anti-oedipe" (je lui ai
parlé de cela un jour où nous revenions ensemble
en voiture de l'Université Nanterre,
après une défense de thèse sur Spinoza),
ou peut-être contre l'idée que la
philosophie consiste dans "la création" de
concepts. Un jour, je voudrais
expliquer comment un tel accord sur "le
contenu" philosophique n'exclut
jamais toutes ces différences qu'aujourd'hui
encore je ne sais comment
nommer ou placer.(Deleuze avait accepté l'idée de
publier, un jour, une
longue conversation improvisée entre nous sur ce sujet
et ensuite nous avons dû
attendre, attendre trop longtemps.) Je sais
seulement que ces différences
quittaient la pièce pour aucune autre raison
que l'amitié entre
nous. À ma connaissance, aucune ombre, aucun signe n'a
jamais indiqué le
contraire. Une telle chose est si rare dans le milieu qui
était le nôtre que
je veux en faire note ici, à ce moment. Cette amitié ne
s'est pas arrêtée
seulement (pour le dire autrement) du fait que nous ayons
les mêmes ennemis.
Nous nous sommes vus peu, c'est vrai, particulièrement
dans les années
dernières. Mais je peux toujours entendre le rire de sa voix,
un peu rauque,
me dire tant de choses dont j'aime me souvenir au pied de la
lettre : "Mes
voeux les meilleurs, tous mes voeux les meilleurs," m'a-t-il
chuchoté avec
une ironie amicale l'été de 1955 dans la cour du Sorbonne,
alors que j'étais
confronté à l'échec de mon examen d'agregation. Ou bien,
avec la même
sollicitude des aînés : "il me fait de la peine de vous
voir
dépenser tant de temps pour cette institution (le Collège International
de
Philosophie). Je préférerais que vous ayez écrit..." Et ensuite, je me
rappelle
les dix jours mémorables du colloque Nietzsche à Cerisy, en 1972
et puis plusieurs,
beaucoup d'autres moments passés qui font, et sans
aucun doute aussi avec
Jean-Francois Lyotard (qui s'y trouvait également),
que je me ressente tout à fait seul,
survivance et mélancolie aujourd'hu,
dans ce qui est appelé par ce mot
épouvantable, et quelque peu faux, "une
génération". Chaque mort est unique,
bien sûr et donc inhabituelle, mais que
peut-on dire de l'inhabituel quand, De Barthes à
Althusser, de Foucault à
Deleuze, elle se multiplie de cette façon dans la
même "génération", comme en
série - et Deleuze était aussi le philosophe de
la singularité périodique -
de toutes ces fins rares ?
Oui, tous aurons aimé la philosophie. Qui
peut le nier ?
Mais, c'est vrai, (il l'a dit), Deleuze était, parmi sa
"génération", celui
qui en a "fait /fabriqué" (faisait) le plus gaiement, le
plus innocemment.
Il n'aurait pas aimé, je pense, le mot "le penseur" que
j'ai utilisé plus haut.
Il aurait préféré "le philosophe." À cet égard, il a
revendiqué d'être "le plus
innocent (le plus exempt de culpabilité) à
pratiquer /fabriquer la philosophie" (Negociation).
C'était sans doute la
condition de laisser une marque profonde sur la philosophie de
ce siècle, la
marque qui restera son propre, incomparable. La marque
d'un grand philosophe
et d'un grand professeur. L'historien de la
philosophie qui a continué une
sorte d'élection configurative de sa généalogie propre (les
Stoiciens,
Lucrèce, Spinoza, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson, etc) était
aussi un
inventeur de la philosophie qui ne se ferme jamais à quelque
"royaume"
philosophique (il a écrit sur la peinture, le cinéma et la
littérature,
Bacon, Lewis Carroll, Proust, Kafka, Melville, etc). Et
puis
je veux dire précisément ici que j'ai aimé et admiré
sa voie - toujours
irréprochable - de négociation avec l'image, les
journaux, la télévision, la
scène publique et les transformations qu'elle a
subies au long des dix années
passées. Économie et retraite vigilante. J'ai
éprouvé de la solidarité avec
ce qu'il a fait et dit à cet égard, par
exemple dans un interview pour
Liberation au moment de Mille Plateaux (dans la veine
de son pamphlet de
1977). Il a dit : "il faudrait savoir ce qui arrive actuellement
dans le
royaume des livres. Pendant plusieurs années maintenant, nous avons
vécu une
période de réaction dans chaque domaine. Il n'y a aucune raison de penser
que les livres doivent être épargnés de cette réaction.
Le peuple est
dans le processus de ce qui élabore pour nous un espace
littéraire, aussi
bien que des espaces juridiques, économiques et politiques,
qui sont
complètement réactionnaires, préfabriqués et accablants/écrasants.
Il y a
ici, je crois, une entreprise systématique que Liberation aurait du analyser.
"C'est" "bien pire qu'une censure," a-t-il ajouté, mais cette spériode de
sécheresse
ne durera pas nécessairement." Peut-être, peut-être.
Comme
Nietzsche et Artaud, comme Blanchot et d'autres admirations
partagées,
Deleuze n'a jamais perdu de vue cette alliance entre la nécessité
et
l'aléatoire, entre le chaos et l'inopportun. Quand j'écrivais sur Marx
au
plus mauvais moment, il y a trois ans, j'ai été encouragé quand j'ai
appris
qu'il planifiait d'en faire autant pour sa part. Et j'ai relu ce soir
ce qu'il avait
dit en 1990 sur ce sujet : "... Felix Guattari et moi sommes
toujours restés
des Marxistes, dans deux manières différentes peut-être,
mais ensemble.
Nous ne pouvons croire d'une philosophie politique ce qui ne
centrerait pas
autour de l'analyse de capitalisme et de ses événements. Ce
qui nous intéresse
le plus est l'analyse du capitalisme comme un système
immanent qui repousse
constamment ses propres limites et qui toujours les
trouve de nouveau
à une plus grande échelle, parce que la limite est le
capital lui-même. "
Je continuerai à recommencer pour lire Gilles
Deleuze pour
apprendre et je devrai errer seul dans cette longue conversation
que
nous étions supposés tenir ensemble. Ma première question, je
pense,
aurait concerné Artaud, son interprétation "du corps sans organe," et
le mot
"l'immanence" sur laquelle il insistait toujours, pour le faire ou lui
laisser dire
quelque chose qui, sans doute nous reste encore secret. Et
j'aurais essayé de
lui dire pourquoi sa pensée ne m'a jamais quitté,
pendant
presque quarante ans. Comment pourrait-on faire ainsi dorénavant
?
Fast Trad
Louise
D.
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I'll have to wander all alone...
By
Jacques Derrida
Too much to say, and I don't have the heart for it
today. There is too
much to say about what has happened to us here, about
what has also happened
to me, with the death of Gilles Deleuze, with a death
we no doubt feared
(knowing him to be so ill), but still, with this death
here (cette mort-ci),
this unimaginable image, in the event, would deepen
still further, if that
were possible, the infinite sorrow of another event.
Deleuze the thinker is,
above all, the thinker of the event and always of
this event here (cet
evenement-ci). He remained the thinker of the event from
beginning to end. I
reread what he said of the event, already in 1969, in one
of his most
celebrated books, The Logic of Sense. He cites Joe Bousquet ("To
my
inclination for death," said Bousquet, "which was a failure of the
will"),
then continues: "From this inclination to this longing there is, in
a
certain respect, no change except a change of the will, a sort of leaping
in
place (saut sur place) of the whole body which exchanges its organic
will
for a spiritual will. It wills now not exactly what occurs, but
something
inthat which occurs, something yet to come which would be
consistent with
what occurs, in accordance with the laws of an obscure,
humorous conformity:
the Event. It is in this sense that the Amor fatiis one
with the struggle of
free men" (One would have to quote
interminably).
There is too much to say, yes, about the time I was
given, along with so
many others of my "generation," to share with Deleuze;
about the good
fortune I had of thinking thanks to him, by thinking of him.
Since the
beginning, all of his books (but first of all Nietzsche, Difference
and
Repetition, The Logic of Sense) have been for me not only, of
course,
provocations to think, but, each time, the unsettling, very
unsettling
experience - so unsettling - of a proximity or a near total
affinity in the
"theses" - if one may say this - through too evident
distances in what I
would call, for want of anything better, "gesture,"
"strategy," "manner": of
writing, of speaking, perhaps of reading. As regards
the "theses" (but the
word doesn't fit) and particularly the thesis
concerning a difference that
is not reducible to dialectical opposition, a
difference "more profound"
than a contradiction (Difference and Repetition),
a difference in the
joyfully repeated affirmation ("yes, yes"), the taking
into account of the
simulacrum, Deleuze remains no doubt, despite so many
dissimilarities, the
one to whom I have always considered myself closest
among all of this
"generation." I never felt the slightest "objection" arise
in me, not even a
virtual one, against any of his discourse, even if I did on
occasion happen
to grumble against this or that proposition in Anti-Oedipus(I
told him about
it one day when we were coming back together by car from
Nanterre
University, after a thesis defense on Spinoza) or perhaps against
the idea
that philosophy consists in "creating" concepts. One day, I would
like to
explain how such an agreement on philosophical "content" never
excludes all
these differences that still today I don't know how to name or
situate.
(Deleuze had accepted the idea of publishing, one day, a long
improvised
conversation between us on this subject and then we had to wait,
to wait too
long.) I only know that these differences left room for nothing
but
friendship between us. To my knowledge, no shadow, no sign has
ever
indicated the contrary. Such a thing is so rare in the milieu that was
ours
that I wish to make note of it here at this moment. This friendship did
not
stem solely from the (otherwise telling) fact that we have the same
enemies.
We saw each other little, it is true, especially in the last years.
But I
can still hear the laugh of his voice, a little hoarse, tell me so
many
things that I love to remember down to the letter: "My best wishes, all
my
best wishes," he whispered to me with a friendly irony the summer of 1955
in
the courtyard of the Sorbonne when I was in the middle of failing
my
agregation exam. Or else, with the same solicitude of the elder: "It
pains
me to see you spending so much time on that institution (le
College
International de Philosophie). I would rather you wrote..." And then,
I
recall the memorable ten days of the Nietzsche colloquium at Cerisy,
in
1972, and then so many, many other moments that make me, no doubt along
with
Jean-Francois Lyotard (who was also there), feel quite alone, surviving
and
melancholy today in what is called with that terrible and somewhat
false
word, a "generation." Each death is unique, of course, and
therefore
unusual, but what can one say about the unusual when, from Barthes
to
Althusser, from Foucault to Deleuze, it multiplies in this way in the
same
"generation," as in a series - and Deleuze was also the philosopher
of
serial singuarity - all these uncommon endings?
Yes, we will
all have loved philosophy. Who can deny it? But, it's true,
(he said it),
Deleuze was, of all those in his "generation," the one who
"did/made"
(faisait) it the most gaily, the most innocently. He would not
have liked, I
think, the word "thinker" that I used above. He would have
preferred
"philosopher." In this respect, he claimed to be "the most
innocent (the most
devoid of guilt) of making/doing philosophy"
(Negotiations). This was no
doubt the condition for his having left a
profound mark on the philosophy of
this century, the mark that will remain
his own, incomparable. The mark of a
great philosopher and a great
professor. The historian of philosophy who
proceeded with a sort of
configurational election of his own genealogy (the
Stoics, Lucretius,
Spinoza, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson, etc.) was also an
inventor of
philosophy who never shut himself up in some philosophical
"realm" (he wrote
on painting, the cinema, and literature, Bacon, Lewis
Carroll, Proust,
Kafka, Melville, etc.). And then, and then I want to say
precisely here that
I loved and admired his way -- always faultless -- of
negotiating with the
image, the newspapers, television, the public scene and
the transformations
that it has undergone over the course of the past ten
years. Economy and
vigilant retreat. I felt solidarity with what he was doing
and saying in
this respect, for example in an interview in Liberationat the
time of the
publication of A Thousand Plateaus(in the vein of his 1977
pamphlet). He
said: "One should know what is currently happening in the realm
of books.
For several years now, we've been living in a period of reaction in
every
domain. There is no reason to think that books are to be spared from
this
reaction. People are in the process of fabricating for us a literary
space,
as well as judicial, economic, and political spaces, which are
completely
reactionary, prefabricated, and overwhelming/crushing. There is
here, I
believe, a systematic enterprise that Liberationshould have
analyzed." This
is "much worse than a censorship," he added, but this dry
spell will not
necessarily last." Perhaps, perhaps.
Like
Nietzsche and Artaud, like Blanchot and other shared admirations,
Deleuze
never lost sight of this alliance between necessity and the
aleatory, between
chaos and the untimely. When I was writing on Marx at the
worst moment, three
years ago, I took heart when I learned that he was
planning to do so as well.
And I reread tonight what he said in 1990 on this
subject: "...Felix Guattari
and I have always remained Marxists, in two
different manners perhaps, but
both of us. It's that we don't believe in a
political philosophy that would
not be centered around the analysis of
capitalism and its developments. What
interests us the most is the analysis
of capitalism as an immanent system
that constantly pushes back its proper
limits, and that always finds them
again on a larger scale, because the
limit is Capital itself."
I will continue to begin again to read Gilles Deleuze in order to learn,
and
I'll have to wander all alone in this long conversation that we were
supposed
to have together. My first question, I think, would have concerned
Artaud,
his interpretation of the "body without organ," and the word
"immanence" on
which he always insisted, in order to make him or let him say
something that
no doubt still remains secret to us. And I would have tried
to tell him why
his thought has never left me, for nearly forty years. How
could it do so
from now on?
Translated by David
Kammerman
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Trans.
note: Many thanks to both Peggy Kamuf and Katherine Collin for
their
invaluable suggestions concerning this
translation.
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Source
http://www.usc.edu/dept/comp-lit/tympanum/1/derrida1.html